La territorialisation des espaces maritimes. Acteurs, modalités, temporalités de l’Antiquité à nos jours (Sorbonne War Studies)
Les espaces maritimes - mers et océans - couvrent 70% de la surface terrestre, mais demeurent relativement méconnus et peu étudiés dans les sciences humaines et sociales, en dépit de l’importance qu’ils revêtent aujourd’hui pour de nombreux gouvernements et acteurs économiques, pour les opinions publiques, et en dépit de leur place dans l’actualité médiatique qui est loin d’être négligeable. A titre d’exemple, on peut citer quelques événements récents qui ont concerné la France de manière plus ou moins directe et qui ont suscité un flux médiatique parfois considérable : la mise en place de l’alliance stratégique AUKUS dans l’océan Pacifique (avec à la clé l’annulation d’un contrat d’armement avec l’Australie), le choc des migrations internationales en mer Méditerranée ou à travers le détroit du Pas de Calais, les tensions très vives en Méditerranée orientale entre la Turquie, la Grèce et Chypre, les tensions entre l’Union européenne (notamment la France) et le Royaume-Uni pour l’accès aux pêcheries britanniques, les tensions récurrentes en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale, la création d’une Zone Economique Exclusive française en Méditerranée et des extensions récentes du plateau continental, etc.
Les espaces maritimes ont une place de choix dans les affaires internationales, en relation avec des sujets et des enjeux aussi importants que variés : les échanges commerciaux, les migrations, la sécurité et la défense, la piraterie, la pollution, la protection de l’environnement, l’élévation du niveau marin et les effet des transgressions marines, l’exploitation voire la surexploitation des ressources halieutiques et autres, la production d’énergie, la maritimisation et la littoralisation des économies dans le cadre de la mondialisation, etc. Récemment, leur visibilité s’est accrue avec la convention relative aux fonds marins dans les eaux internationales. Les États membres de l'ONU ont en effet adopté en juin 2023 le Traité international de protection de la haute mer (BBNJ), qui a vocation à « assurer la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique marine dans les eaux internationales », c’est-à-dire au-delà des zones de souveraineté et des zones économiques exclusives des États côtiers, dans la haute mer.
Ces préoccupations n’étaient pas complètement étrangères aux sociétés du passé. En effet, depuis des siècles, les espaces maritimes sont un objet d’observation et de réflexion pour les acteurs politiques et militaires. Ces derniers, au gré de l’exploration des mers et océans, ont mis en œuvre des dispositifs pour contrôler voire s’approprier durablement de ces milieux. Parmi les activités liées à l’usage et à l’exploitation de ces espaces, le commerce est peut-être le domaine qui a le plus contribué, à côté de la dimension politique et de la dimension stratégique, au développement de l’emprise humaine sur les mers et les océans.
Il s’agit ainsi de s’intéresser à la place qu’occupent les espaces maritimes dans l’exercice de l’autorité politique et militaire, à différentes échelles d’espace et de temps. Dès l’Antiquité, les exemples abondent. On peut rappeler à titre d’exemple la domination d’Athènes en mer Egée à l’époque classique, la thalassocratie que les Ptolémées entretinrent en Méditerranée égéenne et orientale pendant l’époque hellénistique, ou bien le pouvoir, économique et par certains égards militaire, qu’exerça la cité-île de Rhodes entre les époques classique et hellénistique. Les cités de Carthage et de Rome se partagèrent pendant un certain temps le contrôle des espaces maritimes tyrrhéniens et plus généralement de la Méditerranée occidentale, avant que Rome en acquiert le monopole à la faveur de plusieurs guerres et grâce au développement concomitant d’une marine de guerre. Ultérieurement, lors de l’institution du Principat sous Auguste, la réorganisation administrative de l’empire eut des répercussions sur la structuration des littoraux, à l’interface entre la terre et la mer, et sur leur usage. Pour l’époque moderne, on peut évoquer le cas des Britanniques, qui comprirent rapidement que la maîtrise de l’océan et des littoraux pouvait contribuer à la domination du monde (Walter Raleigh au XVIIe siècle, Halford Mackinder à la charnière des XIXe et XXe siècles). Les Etats-Unis se saisirent de ce précédent historique et s’en inspirèrent à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion d’Alfred T. Mahan, avec les concepts de sea power et de maritime power.
Il s’agit également d’étudier les formes d’emprise juridique sur les mers. La réflexion juridique sur les espaces maritimes connut un essor considérable à l’époque moderne, stimulée, entre autres, par la colonisation. Dès le XVIIe siècle, prenant le contrepied du néerlandais Grotius, John Selden (qui se fondait sur les idées du Vénitien Sarpi) promut le principe de mare clausum pour légitimer les prétentions de l’Angleterre sur ce qu’il appelaitl’« océan britannique ». Les époques antiques, quant à elles, bien qu’elles n’aient pas produit de traités théoriques postulant un ordonnancement juridique de la mer, ont établi certains principes et certaines normes appliqués aux espaces maritimes méditerranéens. Elaborés essentiellement dans le cadre d’accords bilatéraux ou multilatéraux, ils définissaient les différentes formes d’influence qu’une autorité donnée était susceptible d’exercer sur des mers ou sur certaines portions de mer. Dans leur ensemble, ces principes et normes constituent des savoirs révélateurs de la manière dont on a envisagé la mer d’un point de vue juridique à différentes époques, jusqu’à la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer, dite « Convention de Montego Bay » de 1982 qui règle – en apparence du moins – ces questions jusqu’à nos jours.
Les espaces maritimes, lieux apparemment sans frontières, ont été l’objet d’un processus de territorialisation. On entendra par territoire un espace plus ou moins étendu, investi par une entité étatique (cité, royaume, Etat, empire) qui exerce une autorité sur ledit territoire et sur les groupes humains qui l’occupent. Construits et transformés dans le temps long par différentes pratiques, les territoires maritimes deviennent des lieux matériels et symboliques où s’affiche l’autorité souveraine et sont des objets de représentations collectives.
Il importe dès lors de s’interroger sur les acteurs, sur les modalités et sur les temporalités de la territorialisation des espaces maritimes dans le temps long, de l’Antiquité à nos jours. Le statut des acteurs mérite une attention particulière. Notre choix s’est porté en premier lieu sur les acteurs politiques, disposant du monopole de la force ou le revendiquant dans un espace maritime donné, et qui s’assurent par des forces militaires une présence en mer plus ou moins continue et plus ou moins ubiquiste. Les modalités d’action déployées par les acteurs politiques (et militaires), qui découlent pour partie du statut de ces derniers, impliquent des interactions avec les autres acteurs – institutionnels, économiques, paramilitaires – également présents dans les espaces maritimes. De ce fait, il convient d’analyser la manière dont sont définis les champs et les degrés d’intervention respectifs de ces acteurs et les types de relations qu’ils nouent (coopération, interférence, opposition). Plus généralement, il convient de rechercher des permanences et des ruptures dans la territorialisation multiséculaire des espaces maritimes. La question de la territorialisation se pose-t-elle dans les mêmes termes à toutes les échelles, pour une mer étroite, une mer intérieure, pour un espace océanique, voire pour l’océan global ? Se pose-t-elle de la même manière à toutes les époques ? Les enjeux ont-ils varié, du fait de la nature particulière des espaces maritimes et de l’évolution de leurs relations avec les terres émergées ?
Le thème général de la territorialisation des espaces océaniques et maritimes peut se décliner en cinq grands axes :
1) La souveraineté et la construction de celle-ci dans les espaces maritimes, avec en point de mire plusieurs sujets : la liberté comme principe fondamental d’usage de la mer, les conditions de son exercice et les restrictions qu’elle subit dès lors qu’une autorité souveraine, prétendue ou avérée, s’impose sur une portion de mer ou d’océan.
2) Les forces armées dans les espaces maritimes. Les marines de guerre sont à la fois un instrument de conservation de la souveraineté dans une portion d’espace maritime donné qu’il s’agit de défendre. Elles peuvent être aussi un outil de contestation d’une autorité établie, car de nouvelles souverainetés peuvent voir le jour en mobilisant elles aussi des forces navales.
3) Les représentations, cartographiques et discursives, des mers contribuent à la construction des espaces maritimes comme territoires. Dans ce contexte, les points de vue adoptés par les artisans ou les promoteurs de ces représentations, et leurs divergences, sont révélateurs de la variété des formes d’emprise sur ces espaces et d’éventuels objectifs politiques sous-jacents.
4) L’usage et l’exploitation économique des mers, notamment par le commerce, engendrent la création d’aires économiques où se confrontent différentes formes des échanges et différentes définitions de la légalité et de l’illégalité. La diversité des cultures économiques peut donner lieu à des conflits, dont la résolution éclaire les principes juridiques généraux et particuliers à l’œuvre. Par extension, les contestations de l’exploitation des espaces maritimes, par exemple au nom de la patrimonialisation et de la préservation de l’environnement, méritent aussi d’être considérées.
5) Les espaces maritimes et leur territorialisation sont à la fois des outils et des leviers pour le développement de nouveaux savoirs et savoir-faire. Qu’il s’agisse des connaissances (formalisées ou non) issues de l’exploration des mers et des océans, d’informations tirées de l’exploration des mers à des fins économiques, de techniques nouvelles d’ingénierie navale militaire et civile, de pratiques et de technologies développées pour l’exploitation des ressources, les espaces maritimes peuvent être considérés comme des laboratoires pour l’élaboration d’un champ de savoir autonome.
Le thème de la territorialisation des mers et des océans se prête ainsi à l’analyse de toutes les disciplines académiques des sciences humaines et sociales. Les communications portées par deux ou plusieurs spécialistes de disciplines différentes seront donc encouragées. Chaque proposition de communication, centrée sur un ou plusieurs axes de réflexion, comportera entre 6 000 et 7 000 signes (espaces compris). Elle sera précédée d’un résumé de 100 mots et de cinq mots clés. Elle sera accompagnée d’une liste de cinq références bibliographiques.
Nous vous invitons à envoyer vos propositions simultanément aux membres du comité d’organisation du colloque, avant le 31 décembre 2023, aux adresses électroniques suivantes : Nicolas Mazzucchi, Centre d’Etudes stratégiques de la Marine (CESM) : nicolas1.mazzucchi@intradef.gouv.fr Yann Richard, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UFR de géographie : Yann.Richard@univ-paris1.fr Lucia Rossi, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ecole d’Histoire de la Sorbonne : lucia.rossi@univ-paris1.fr